
Depuis quelques années maintenant, je suis assidument les sorties de Chrystel Duchamp. J’avais adoré L’Art du meurtre ainsi que Le Sang des Belasko, alors Délivre-nous du Mal était très attendu, d’autant que vous l’aurez remarqué, j’ai beaucoup moins de temps pour lire, l’équilibre travail, bébé, lecture étant encore précaire. C’est un roman que j’ai lu avec deux amies, Mylène (qui n’a pas encore terminé et dont j’attends les impressions avec impatience) et Clémence du blog YouCanRead dont vous trouverez l’avis ici.
Ce roman nous présente une enquête qui s’étire sur plusieurs années : en 2018, Anaïs demande de l’aide à Thomas Missot, commandant à la PJ de Lyon ; sa sœur a disparu, elle a été enlevée, selon elle. L’enquête s’enlise, aucune preuve n’aiguillonne la police, mais un jour un corps est découvert : crâne rasé, langue coupée. Puis un deuxième corps apparaît. Thomas comprend qu’un tueur en série sévit mais ce qu’il ignore, c’est qu’il n’entrevoit que la face émergée de l’iceberg.
Avec ce roman, Chrystel Duchamp parvient à nous entraîner dans un univers bien différent des deux précédents et c’est très appréciable. Le lecteur n’a pas d’impression de déjà vu car la structure est ici totalement inattendue. Trois prologues, présentant trois scènes très distinctes, trois moments différents aiguisent notre curiosité, d’autant que rien ne semble les relier en apparence. Cela nous amène donc à nous poser mille et une questions et à attaquer la suite avec appétit. Dans le corps du roman, trois parties font avancer le roman et apportent des éclairages sur les prologues, jusqu’à ce que nous arrivions au bout du voyage et que nous puissions relier tous les fils. Il y a donc un étrange mécanisme qui se met en place chez le lecteur : une sorte de frustration teintée d’envie. Nous avançons et en même temps, nous avons l’impression de stagner, nous en découvrons plus, mais comme les enquêteurs, nous avons le sentiment de nous enliser et de juxtaposer des éléments sans lien les uns avec les autres… jusqu’à ce que cela s’éclaire ! Et quel plaisir alors de comprendre les liens! En effet, la mécanique qui se met en place ici est étonnante et très originale. J’ai adoré avoir les révélations de la dernière partie : comprendre les tenants et les aboutissants, voir la victime devenir bourreau, voir l’oie blanche naïve se rebeller, comprendre les indices disséminés au fil des pages. Dans ce roman, il y a des choses glaçantes : nous voyons comment l’être peut perdre pied, comment nous pouvons baisser la garde et nous faire duper lorsque la souffrance est trop grande et que quelqu’un semble nous apporter le réconfort espéré, nous voyons comment les résistances de chacun peuvent être balayées suite à un traumatisme, nous sentons affleurer la question des fêlures cachées que l’entourage de soupçonne pas. Ici la question entre l’être et le paraître transparaît : connaissons- nous vraiment nos proches, savons- nous si bien que cela ce qu’ils traversent ? Cela se double de la question de la résistance personnelle : à quel moment l’être se fissure-t-il faute de pouvoir encaisser ? à quel moment un sursaut de conscience nous étreint lorsqu’on nous pousse à faire quelque chose de tendancieux ou de criminel? Finalement, ce roman parle aussi de notre humanité dans toute sa complexité, du degré de résilience de l’être humain.
La chute du roman est magistrale : j’ai été bluffée par le danger qui plane encore alors que nous terminons le roman ; si le coupable est démasqué, son œuvre a déclenché une mécanique aussi sinistre qu’inquiétante. Le criminel est un être complexe à la fois humain et inhumain : c’est un être brisé par la vie qui s’est façonné une coquille si dure, si impénétrable que le retour en arrière n’est plus possible. Il laisse au lecteur une saveur complexe en bouche : le goût du gâchis, le goût de la souffrance mais aussi le goût de la démesure poussée à son paroxysme. Ce personnage a sombré et emporte dans son naufrage quantité d’autres personnes tout en apportant l’illusion du réconfort. C’est assez terrifiant en soi.
Les personnages sont intéressants et portent bien le récit. Le duo d’enquêteur est prometteur, même si le commandant Thomas Missot est une figure de policier classique : le flic qui se dévoue corps et âme à son métier et sacrifie sa vie de famille. J’ai apprécié son humanité surtout. L’inquiétude qu’il a pour sa fille n’a d’égal que les œillères de son ex-femme. Il fait figure de papa attentif, là où la maman me paraît d’un détachement étrange. J’ai beaucoup aimé cette facette de l’enquêteur qui reste un peu moins fréquente dans les récits.
Si dans l’ensemble, j’ai beaucoup aimé, j’ai malgré tout quelques bémols. Sur la fin du roman, il y a des dialogues qui m’ont paru moins convaincants, notamment le récit fait par la fille du commandant de la PJ. Il y avait quelque chose de trop adulte, de trop distancié, de trop extérieur dans sa manière de raconter. Le récit fait ne m’aurait pas titillée s’il avait été fait par un narrateur externe par exemple, c’est bien la question du point de vue adopté qui ici a chatouillé mes yeux et mes oreilles. De plus, dans la fin de son roman, l’autrice relie la fiction et le réel en mentionnant des faits vrais et notamment des statistiques concernant les victimes de violences conjugales ou les victimes de violences sexuelles. En soi, c’est intéressant car par le détour de la fiction, cela ramène le lecteur a des considérations sociétales cruciales; mais en même temps, il y a quelque chose de scolaire dans la manière dont c’est fait, et j’ai trouvé que cela rompait un peu le charme du récit, en brisant la fluidité de l’œuvre.
Ainsi, Délivre-nous du mal est un roman addictif et incisif car, en filigrane, il nous questionne sur l’être humain. Il nous étonne par son tempo et sa structure singuliers, nous emporte sur les traces d’un criminel aux projets déroutants et effrayants par sa folie et sa démesure. Pour autant, ce n’est pas un coup de cœur car ma lecture a été moins fluide que d’ordinaire. J’attends maintenant le prochain roman de Chrystel Duchamp pour savoir où elle nous mènera car nul doute qu’elle saura encore nous surprendre là où nous ne l’attendons pas.