L’Espace d’une vie, Barbara Taylor Bradford.

L’Espace d’une vie est un roman qui m’a fait de l’oeil parce qu’il me changeait de mon ordinaire : une saga familiale, un livre long qui laisse le temps de dérouler un destin… et une lecture commune à faire avec Clémence du blog YouCanRead, une fois de plus : son avis est déjà disponible ici ! Ce roman fait également partie de ma pile à lire pour le Pumpkin Autumn Challenge, menu Automne douceur de vivre, il me permet de valider la catégorie « Eh, Jiji, tu ne trouves pas que ça sent drôlement bon à Gütiokipänja?! Les mots clefs sont parfaits : parcours initiatique, jeunesse, famille, nourriture. Ce roman les coche tous!

Le récit se déroule dans le Yorkshire dès 1904. Emma est une jeune fille, domestique chez les Fairley, elle s’indigne que son frère doive abandonner l’école pour travailler à la filature du village et refuse de se résigner à sa propre condition. Elle s’instruit en secret, réfléchit et élabore son plan pour gravir les échelons. A seize ans, elle a la beauté, l’ambition et aussi la naïveté d’une jeune fille. Si le fils du châtelain la remarque pour ses qualités, est-ce que pour autant un avenir est possible en ce début de siècle? Comme à bien des héroïnes, la vie réserve des surprises à Emma.

Autant être honnête, j’ai eu peur de détester le roman lorsque je l’ai commencé. Et pour cause, il m’a cruellement fait penser à Mrs Parkington de Louis Bromfield. Dans le prologue, nous retrouvons les mêmes caractéristiques ; une femme âgée qui contemple sans concession sa famille et ses enfants énonçant – non sans cynisme – leurs petites bassesses et leurs turpitudes, mais voyant les qualités de ses petits enfants. Si tout le roman avait été constitué par ce regard sur la famille, j’aurais abandonné : par chance, ce n’est pas le cas! Une fois les cinquante premières pages passées, nous retrouvons Emma adolescente, lorsqu’elle est domestique chez les Fairley, et, à partir de ce moment-là, nous suivons son évolution année après année jusqu’à revenir au point de départ dans l’épilogue, pour mieux comprendre la femme âgée qu’elle est devenue. Cette structure crée donc une boucle savoureuse car le passé éclaire son présent, et, même si nous savons qu’elle a réussi dans la vie, notre plaisir n’est jamais gâché, le prologue ne spoile en rien le reste de l’histoire.

La narration de ce livre est assez intéressante. Elle a eu pour moi la saveur d’une madeleine de Proust. J’ai retrouvé la saveur et le bonheur de romans du 19e siècle ; un petit côté zolien avec l’ambition d’une femme du peuple, un soupçon de déterminisme social aussi, la self made woman qui part de rien et qui gravit les échelons, l’industrialisation de la société et les coups de génie de certains ; un zeste à la Jane Austen avec la question de l’amour et de l’argent dans le mariage, avec la question de la bourgeoisie de campagne aussi, les étendues du Yorkshire et la lande. Nous avons aussi un petit accent à la Maupassant, avec tout un pan très négatif, un regard sombre sur la vie, sur l’amour ; certains de nos personnages semblent voués à souffrir, il y a là un pessimisme certain aussi face à quelques situations. L’ensemble de ces brises, soufflant sur les pages du roman, allié aux tribulations d’Emma créent une œuvre équilibrée qui nous émeut, nous fait sourire, nous fait regarder au plafond, nous arrache quelques larmes et nous entraîne en avant, irrémédiablement, dans un malström d’émotions. C’est donc un roman réussi qui nous fait vivre intensément un destin hors norme, qui pourrait sans peine être adapté au cinéma. Alors, le reproche apparaît en filigrane : oui, certaines choses pourraient ne pas paraître plausibles… je ne pense pas que cela gêne réellement le lecteur, emporté dans cette course folle à la vengeance et à la réussite.

Pour en avoir parlé avec Clémence, nous trouvons toutes deux que l’épilogue est la conclusion parfaite de ce roman. Il dénoue ce qui semblait ne plus pouvoir l’être, il signe un nouveau coup d’éclat d’Emma, il apaise les rancœurs et donne ce qu’il faut de douceur, d’amour et de châtiment bien mérité. Il met un point final à l’œuvre savoureux et percutant : un vrai plaisir.

Compte tenu de la densité du roman, vous croiserez ici une myriade de personnages, certains font une brève apparition, d’autres ont un rôle plus durable. Une chose est certaine : peu de personnages sont là par pur hasard. Pour quelques uns, nous ne découvrons leur réelle importance que des années plus tard car ils ont inspiré, ou dégoûté Emma. Les personnages les plus hauts en couleurs sont ceux que nous voyons le plus : Blackie est un petit bonheur à retrouver, les frères d’Emma ont un réel intérêt aussi pour mille et une petites raisons, Paul – que nous aimons et détestons avant de l’apprécier de nouveau, marque lui aussi un tournant, les Fairley en général jouent également un grand rôle que ce soit Adam, Edwin, Olivia, Adèle ou encore le détestable Gérald. Bien entendu, au milieu de cette galerie, celle qui brille et attire tous les regards, c’est Emma. Elle est une femme forte, fière et ferme. Elle sait ce qu’elle veut et ne se résigne jamais à accepter les coups du sort, pour autant, elle est parfois entêtée, d’une grande naïveté et bien que connaissant très bien la nature humaine, elle commet des erreurs, elle aussi. J’ai particulièrement aimé que cette héroïne ne soit pas parfaite : elle doute, craint, fait des erreurs, les assume, recommence. Elle n’est pas toujours animée de sentiments tendres et bons, et des petites joies honteuses émaillent son parcours, des triomphes peu avouables qui l’humanisent et en font un personnage complexe, aux facettes travaillées, et éminemment humain.

Ainsi, j’ai adoré ma lecture. Le récit est dense et le tempo de la narration permet de dérouler l’histoire d’une vie dans toute sa grandeur et dans ses petites bassesses, alternant les phases de mise en place lente et les rebondissements cruels, inopinés, entraînant un flot de rebondissements. Il nous présente surtout une femme hors norme qui sait ce qu’elle veut et qui avancera coûte que coûte, se frayant une place aux cotés des hommes dans une société où la femme reste déconsidérée. Un régal à lire!

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