J’avais lu et adoré le tome 1 de Shi (avis ici), et… j’avais malencontreusement laissé les trois tomes suivants chez ma mère en février. Le confinement est passé par là, et ma frustration n’a eu de cesse de grandir face aux inaccessibles BD! Une fois arrivée dans ma famille, je me suis fait une joie de les dévorer.
Dans ces trois tomes, comme dans le premier, je voudrais saluer la beauté du dessin. Les traits sont fins, les lieux sont peints avec une précision d’orfèvre, les visages sont d’une expressivité parfaite, laissant voir chaque infime sentiment comme un livre ouvert. Les tatouages des personnages sont mis en scène à la perfection : ils constituent une belle mise en abîme, des dessins dans le dessin, qui acquièrent une importance scénique capitale. Ces éléments sont léchés, délicats et délicieusement glaçants, car, ne l’oublions pas, ce sont des démons que représentent les tatouages.
Une fois de plus, il faut bien le dire, cette épopée est destinée à un public adulte. De nombreuses scènes abordent la sexualité, et laissent peu de place à l’imagination face aux maltraitances de certains hommes, face au sexe pensé comme asservissement de la femme et domination. Une sexualité qui fait froid dans le dos et terrifie parce que ça a existé et ça existe encore, et que nous, femmes, risquons notre vie durant de rencontrer de tels partenaires qui se cachent parfois sous des dehors de douceur. L’univers dépeint est donc violent : violent par la vengeance, violent par la sexualité, violent par les sentiments qui sous-tendent la quête de Jenifer et de Kita.
Le duo Jenifer-Kita s’enrichit de personnages attachants. Senseï, le maître, énigmatique et insaisissable, dont l’indéfectible soutien est précieux, fascine par son savoir faire ancestral. Grâce à lui, nous comprenons mieux certains éléments du tome 1 et sa présence ajoute une part de surnaturel des plus savoureuses. La petite Pickles est aussi très attachante, à la fois enfant et adulte, déchirée entre amour indéfectible pour nos héroïnes, peur de l’abandon et loyauté. Nous suivons l’ensemble de ces personnages sur les quatre tomes et nous les voyons grandir, évoluer, tisser leurs liens et se nourrir les uns les autres de leur peine, de leur amour, de leur haine, de leur désir de vengeance.
Shi, tome 2 : Le Roi démon.
Ce deuxième tome met en scène la vie de Jenifer et celle de Kita après leurs aventures premières. Une vie de douleur, due aux hommes, l’une condamnée à un mariage honni, l’autre abandonnée dans une maison de plaisirs au mépris de tout respect humain. C’est aussi le tome qui voit leur lien s’affermir, se nouer de manière si complète qu’il ne pourra plus être rompu. C’est le moment où ces deux femmes ne font plus qu’un, ou les deux souffrances entrent en écho : deuil pour deuil, perte pour perte. Leur quête vengeresse en sortira grandie, démultipliée et d’autant plus dévastatrice.
Sur leur chemin, elles retrouveront des alliés nécessaires et précieux, improbables parfois. L’un sous les traits d’un vieil homme taiseux, l’autre sous ceux d’une enfant à la gouaille sans pareille. Tous apportent quelque chose au récit et rendent l’ensemble à la fois unique et complet.
Le lecteur ne peut qu’être ému par les coups du destin qui ne cessent de s’acharner sur nos héroïnes, mais aussi par leur ténacité et leur résilience. Mille fois abattues, elles se relèvent pourtant et font front, contre vents et marées, absorbant tant de souffrances que nous nous demandons comment elles peuvent encore tenir.
La bascule entre deux temporalités existe encore dans ce tome, et nous permet de découvrir pourquoi un directeur d’usine de mines a été visé par un attentat dans le tome 1. La vengeance mise en scène est à la fois machiavélique, glaçante et subtile. Bien entendu, moralement, nous ne pouvons pas cautionner cette mise en oeuvre de la loi du Talion, mais le brio de l’exécution de la vengeance est là, et le visage de l’enfant à cause de qui tout arrive, son destin, nous brisent le cœur et parlent à notre humanité. Cela permet également de faire une transition entre les deux premiers volumes et les origines de cette société vengeresse plus largement mises en scène dans les tomes suivants. D’autant qu’au fil des pages, les auteurs distillent des faits divers réels, causés par des gouvernements et des entreprises peu scrupuleux, qui témoignent d’une absence totale de respect de l’humanité et de l’enfance. Dans ce contexte, en littérature, on peut aimer que le coupable soit puni comme il a fauté, le détour littéraire permettant – par son voyage immobile – la jubilation honteuse que ne permet pas la vraie vie et l’éthique.
Shi, tome 3 : Revenge.
L’heure des règlements de compte est venu. Règlements de compte tous azimuts. Ici, chacun en prend pour son grade : les hommes publics et leurs vicissitudes sont mis au ban de la bonne société, les tenanciers de bordel se voient punis pour leur rôle peu reluisant dans quelques machinations, les secrets de famille explosent et déchirent les liens entre les êtres, les projets de la société secrète du père de Jenifer sont dévoilés au lecteur, leur projet de conquête sera facilité par certaines hautes sphères qui y trouvent un intérêt… et notre duo féminin fait avancer, une fois de plus, sa vengeance. Comme le titre de l’album l’annonce, il s’agit ici de la poursuite des coupables et du châtiment. L’heure est venue de payer. Kita et Jenifer n’oublieront personne et useront de subterfuges pour tromper la vigilance de l’ennemi.
Mais au milieu de la souffrance et de la poursuite des coupables, quelques temps doux sont ménagés au lecteur : ceux de l’amitié entre les deux femmes, de la découverte de Pickles qui se laisse peu à peu apprivoiser aussi, pour que notre duo puisse faire partie d’un groupe plus grand, soudé mais si profondément humain que la trahison peut aussi apparaître sous le couvert d’un cœur blessé.
Shi, tome 4 : Victoria.
Le 4e tome est sans doute celui qui m’a le plus émue. Kita et Jenifer n’ont jamais été aussi proches l’une de l’autre. Leur relation évolue, grandit, se mue en un amour indéfectible, un amour dévorant qui s’étoffe de leur passé, de leurs pertes, de leurs deuils respectifs. Ce sont deux femmes unies dans la douleur, qui veulent mettre à bas un empire qui laisse pulluler meurtres, complots et mépris pour la vie humaine bafouée au nom du pouvoir. La douleur de ces femmes a résonné dans mon cœur et dans mes tripes, et plus que jamais, je me suis sentie proche d’elles. Au fil des tomes, nous apprivoisons leurs fêlures et nous compatissons de plus en plus.
Les complots prennent ici leur pleine mesure : le rôle grandissant de la société secrète du père de Jenifer, l’implication de la Couronne d’Angleterre, l’impuissance face au souffle dévastateur de deux cœurs féminins dévorés par le deuil, tout concourt à donner un souffle épique au récit.
Certains personnages restent de bout en bout détestables, à l’instar du chef de la police londonienne. Le mépris de la vie humaine se lit sur ses traits, qui mettent en valeur sa cruauté. Les artistes montrent ici pleinement leur talent en montrant sur le visage la dureté d’un cœur, donnant à voir et à entendre l’horreur. D’autres personnages connaissent des revers qui sont savoureux car leurs actions passées les ont rendus antipathiques. Un autre – qui était sympathique – laisse ses ténèbres prendre le dessus et glace le sang : à force d’être traité comme une marionnette, il se révolte et commet le pire. L’espace d’une vignette, le gros plan sur son visage laisse entendre la jubilation honteuse, la manipulation, le plaisir malsain qu’il prend à sa propre vengeance. Il y a donc une vraie évolution chez certains êtres de cette saga, et pas seulement chez nos héroïnes.
Ce dernier tome marque aussi la fin d’un cycle. Nous avons la fin de la quête de Jenifer et de Kita, et nous comprenons enfin qui est le narrateur. Nous découvrons aussi le lourd tribu du deuil et de la vengeance. Ce tome 4 est aussi une ouverture sur un autre cycle avec l’apparition en dernière instance d’un dernier personnage, que nous brûlons de découvrir plus avant.
Conclusion:
J’ai adoré les quatre tomes de cette bande dessinée. Il n’y a ni redite ni temps creux. Les dessins sont lourds de sens et de beauté, les destins sont lourds de douleur et vibrants d’une humanité brisée, déchirée. D’aucuns diront que la violence pullule entre ces pages, oui, c’est le cas. Pour autant, cela n’enlève rien à cette épopée vengeresse et dévastatrice et les cœurs brisés de nos héroïnes ont bien besoin de ces quatre volumes pour étancher leur douleur. Je recommande, mais pour un public averti.