Soixante printemps en hiver, Dejongh / Chabbert.

J’ai reçu ce roman dans le cadre d’une masse critique privilégiée, et je ne regrette pas de l’avoir découverte. Cette BD nous présente Josy, une femme qui a en apparence tout : un mari, une maison, des enfants et des petits enfants, et pourtant, le jour de ses soixante ans, elle refuse de souffler les bougies et elle part. Elle quitte son mari et reconquiert sa liberté à bord de son vieux van VW , laissant toute sa famille sous le choc.

Cette bande dessinée a un petit goût amer. Celui des regrets, celui des compromis trop longtemps acceptés et qui grignotent le cœur et l’âme, celui de l’amour qui s’est doucement enfui, un pétale après l’autre, dévoré par le temps qui passe et par deux êtres qui ne protègent pas assez leur bonheur, ne le nourrissent pas, ne l’arrosent pas. A travers ses tons doux et feutrés, nous retrouvons l’oubli de soi, de l’autre, l’oubli de ses rêves, la morne réalité d’une journée poussant l’autre… jusqu’à la prise de conscience, jusqu’à la soif de vie et la soif de renouveau. C’est une bande dessinée très moderne d’ailleurs puisqu’ici, c’est une femme qui reprend son destin en mains. C’est elle qui tape du poing sur la table, et qui part. Il y a donc tout un questionnement sur le féminin aussi : comment le départ est vu dans la cellule familiale lorsque c’est monsieur ? comment est-il vu lorsque c’est madame? Les aspirations de Josy sont-elles entendues pour ce qu’elles sont? Ou réduit- on sans cesse ce départ à un enfantillage? La question des choix de vie, de la liberté de la femme résonnent particulièrement en ces temps troublés.

Si la bande dessinée a un petit goût amer, elle contient aussi un cri de victoire : le cri du renouveau, de la reconquête et de la redécouverte de soi. Et quelle difficulté d’oser, de franchir le cap, d’avoir le mauvais rôle de celle qui part, de celle qui détruit! En effet, Josy, bien que sentant que cette vie-là ne lui convient plus, culpabilise, s’interroge, se demande si elle a raison ou tort. Le sentiment de liberté est certes grisant, mais l’ivresse ne dure pas longtemps et une fois l’euphorie passée, la reconstruction ne se fait pas sans questionnements. Nous suivons donc les tâtonnements de Josy : ses petites victoires, ses doutes, ses peurs, nous la voyons s’épanouir, hésiter, reculer, avancer de nouveau. Et cela forge son incroyable humanité. Josy est une femme comme une autre, ses doutes font d’elle votre sœur, votre meilleure amie, votre voisine. Elle est à la fois elle-même et potentiellement chacune de nous.

Soixante printemps en hiver fait aussi entendre la sororité. Un soutien entre femmes précieux, aujourd’hui plus qu’hier et moins que demain. Dans sa quête d’elle-même, Josy rencontre d’autres femmes : une jeune maman avec qui elle nouera une amitié solide, d’autres femmes qui ont changé de vie et auprès de qui elle trouvera une oreille attentive. Cette sororité est précieuse et touchante, car nous avons toutes besoin de soutien de nos semblables en de multiples occasions. Ce soutien aux femmes par les femmes est aussi une pierre angulaire qu’il nous revient à nous – femmes- de cultiver et de faire fructifier.

Le titre de la bande dessinée est bien entendu éminemment symbolique : le récit se déroule en hiver, ajoutant à la difficulté du départ. Les soirées commencent tôt, il fait froid, la nuit tombe vite, nous sommes vite seules avec nos pensées, nos ruminations et nos angoisses. Mais c’est aussi l’hiver d’une vie, le moment où l’héroïne a le choix : ouvrir la porte à un nouveau printemps ou laisser le froid et le gel de son existence la consumer. J’aime la douceur de ce titre mais aussi sa portée. J’y trouve une force évocatrice puissante qui attise la curiosité et amène à réfléchir, par le détour de l’Autre, à soi et au regard que nous portons au sein de la société sur ces femmes.

J’ai beaucoup aimé les dessins. Ils subliment et suggèrent à la perfection les émotions : le trop plein, l’envie de renouveau, les peurs, les angoisses, les doutes, l’isolement, la détresse, le bonheur qui revient – inattendu et différent -, la résignation, la détermination sereine et apaisée. Le coup de crayon, les couleurs, les vignettes, les dessins en pleine page, tout le travail de mise en page justement concourent à donner à voir un itinéraire humain. Ils subliment une quête initiatique différente mais porteuse de sens.

Ainsi, Soixante printemps en hiver est une bande dessinée moderne et dense. Elle est riche de sens et de questionnements actuels, elle laisse entendre la voix d’une femme qui se tisse peu à peu à celles d’autres femmes, en une communauté qui aspire à la liberté et à faire ses propres choix.

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