Tu me manqueras demain, Heine Bakkeid.

Quand j’ai eu l’opportunité de découvrir cette sortie du mois d’octobre, je ne me suis pas fait prier, même si cela m’a poussée à faire une entorse au Pumpkin Autumn Challenge en faisant une lecture n’entrant dans aucune catégorie. En grande fan de polar, je suis ravie de découvrir un roman qui fait partie de la sélection Prix des nouvelles voix du polar et, de surcroît, un auteur norvégien de plus que je ne connais pas.

Ce roman met en scène Thorkild Aske, un ancien enquêteur, qui vient de sortir de prison, la psyché en miettes, des douleurs et des séquelles physiques conséquentes en supplément. Sa réinsertion lui promet de palpitantes aventures d’intérimaire jusqu’à ce que son psychiatre lui demande de partir à la recherche d’un jeune homme disparu sur un îlot à l’extrême nord du pays. Mais même là-bas, perdu dans une nature sauvage, ses fantômes et les dangers du présent le tourmenteront sans relâche. S’en sortira- t-il?

Ce roman est un peu déroutant. L’incipit est saisissant et nous prend aux tripes, puis nous passons à autre chose, nous ne comprenons pas bien comment ce sera exploité, nous ne comprenons pas le geste du personnage. Le récit suit une logique similaire tout du long : le lecteur apprend des choses sur le passé de Thorkild, mais au compte goutte, à un rythme si ténu qu’il nous faut un grand moment avant de reconstituer les bribes de son passé. Je reconnais que cela m’a un peu frustrée car j’aurais aimé comprendre plus de choses, plus vite, pour mieux appréhender ce qui avait brisé cet enquêteur. Force est de constater pourtant que ce choix, aussi frustrant soit-il, a l’intérêt de placer le lecteur dans une situation similaire à celle du héros : nous nageons en plein flou, constamment pris entre deux eaux. Nous doutons des fantômes du passé, que nous ne comprenons pas, nous spéculons sur ce qui a vraiment pu arriver, tout comme l’ex-enquêteur ne parvient pas à dénouer le fil des décisions des acteurs de son passé. Cette indétermination constante permet de dresser le portrait d’un homme qui navigue sur la crête d’une falaise, au bord de l’abîme, et qui manque continuellement de basculer dans la folie. Ce dangereux jeu d’équilibriste lui demande une énergie folle et nous le voyons se débattre, avant de mesurer pleinement l’étendue de sa détresse.

Moi qui adore les personnages cabossés par la vie, j’ai presque été trop servie ici. Thorkild n’est pas juste au bord de l’abîme, il se complait à y darder ses yeux, à se pencher pour mieux voir les abysses et à imaginer – voire à orchestrer – sa propre chute. Il refuse certaines mains tendues, il provoque d’autres personnages bien intentionnés et ne fait pas toujours ce qu’il faut pour s’en sortir. En dehors de cela, à travers les brumes de sa souffrance, il faut lui reconnaître une vraie lucidité d’enquêteur. Il parvient à sentir les pistes essentielles, à renifler les pièges et à comprendre au moment opportun – les véritables courants à l’œuvre sous la surface. Cela ne veut pas dire qu’il a des inspirations géniales qui font de lui un super enquêteur puisqu’il se laisse lui aussi berner, mais ses réflexes, même s’ils sont moins affutés, restent suffisamment précis pour lui permettre de se sortir de quelques mauvaises passes.

L’enquête en elle- même est intéressante : un petit village perdu en pleine nature encore sauvage, un univers où tout le monde se connaît et où personne ne se méfie de l’autre, des terres balayées par le froid où il est malgré tout difficile de survivre, et cet ordre immuable troublé par un jeune danois qui a finalement disparu, puis de nouveau troublé par l’enquêteur honni, le paria dont les détenteurs de l’autorité se moquent, mais qui fourre aussi son nez là où il ne faudrait pas. Je n’ai à aucun moment suspecté le dénouement du roman. J’ai vu la nasse se refermer lentement sur Thorkild, je l’ai vu se débattre et resserrer le nœud coulant autour de son cou, je me suis exaspérée de le voir faire pile ce qu’il ne fallait pas faire, mais finalement, je n’ai pas su voir au-delà des apparences pour déterminer le mobile et la cascade de crimes qui en découlait.

Il faut dire également que le récit foisonne un peu et prend des directions que nous n‘attendons pas. D’une presque cold case (la recherche du jeune homme que l’on considère mort), nous passons à plusieurs disparitions, puis le récit policier se mâtine de fantastique avec la présence de fantômes, que ce soit ceux du passé de Thorkild ou ceux de ces contrées lointaines. Si tout cela amène à douter de la santé mentale du personnage principal et donc à flouter encore les contours de l’enquête, cela ajoute aussi un zeste d’étrange qui saisit et glace le sang du lecteur. L’ensemble crée donc un étrange maelström, qui n’est pas déplaisant, mais que nous n’attendions pas forcément.

Il s’agit d’une traduction, alors il est délicat de parler de la plume de l’auteur, malgré tout, elle est fluide et entraînante. Nous sommes piqués par les réminiscences du passé de Thorkild, bercés par la description de ces contrées sauvages et nous avons envie de percer le secret de la brume et de la mer. Cela crée une atmosphère lourde et poisseuse qui est bien rendue par la plume et également servie par le soupçon de fantastique qui transforme les lieux en des terres inhospitalières, peuplées de légendes et de fantômes.

Ainsi, j’ai passé un bon moment de lecture avec Tu me manqueras demain. Je reste un peu sur ma faim à cause du passé de Thorkild qui m’a un peu trop chatouillé l’esprit et que j’aurais aimé comprendre mieux. Pour le reste, l’enquête qu’il mène envers et contre tous reste glaçante et délicieusement surprenante. Cette figure d’enquêteur est également intéressante puisqu’il est clairement à la marge du système et fraye entre deux eaux, entre légalité et illégalité, entre conscience du danger et de ses actes et inconscience pure et simple. Une alliance détonante. Je lirai sans doute les autres tomes mais espère voir évoluer Thorkild car l’atmosphère poisseuse qui l’entoure peut vite devenir suffocante.

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