Cette année, j’ai décidé de travailler Antigone avec mes élèves… Ni une, ni deux, je me suis replongée dans le texte de Sophocle et dans celui d’Anouilh, et l’idée m’a titillée de vous en parler. En effet, Antigone est un texte clef pour moi, pour mille et une raisons, mais surtout parce que c’est une lecture que j’ai très vite partagée. Il fait partie de ces livres que ma mère m’a lus, tôt, – trop peut être puisque je n’étais pas encore au collège-, ou au contraire, au bon moment, et qui m’ont marquée. De lectures, en relectures, agrémentées de spectacles vus au théâtre, c’est un texte dont je ne me lasse pas. Alors, je ne chronique pas souvent les classiques puisque je les ai majoritairement étudiés durant mes études, mais je fais aujourd’hui une exception et un article commun pour Anouihl et Sophocle.
L’Antigone de Sophocle reste une référence de théâtre classique pour moi. La présence du chœur qui berce la pièce, l’inéluctable tragédie qui se met en marche, l’aveuglement de Créon jusqu’au moment où il est trop tard, tout concourt à un mécanisme funeste dont personne ne réchappera. J’aime la figure d’Hémon, à la fois docile et lucide, amant éperdu, éploré, qui ne survit pas à celle qu’il aime, dans un dernier accès d’amour et de rage. J’aime cette Antigone adulte, mûre, dure et agressive, que rien ne peut faire plier. Une femme qui se refuse aux lois des hommes et qui veut céder aux lois des Dieux. Elle incarne celle qui dit non à la politique, la femme du choix humain et moral, la voix de la famille et de l’amour, la voix du respect de l’Autre. Alors, oui, son attitude monolithique sur les trois quarts de la pièce n’est pas la version qui me séduit le plus, mais face à cette détermination, son ultime plainte, au seuil de la mort est d’autant plus vibrante et touchante.
La figure que j’aime le moins dans cette pièce, vous l’aurez compris, c’est ce Créon intransigeant, sourd aux prières, sourd à l’amour, ce personnage misogyne qui traduit pourtant le regard d’une époque entière sur le féminin, et… pas seulement celui d’une seule époque malheureusement. Certaines de ses répliques hérissent le poil de la femme que je suis, même si, au même instant, résonne des siècles d’histoire de la femme. La douleur qui le tétanise à la fin ne suffit pas à me le rendre sympathique, mais je suis convaincue que là n’est pas l’objectif. Créon est celui qui paye son manque de discernement, et qui le paye cher. En effet, une fois de plus, le rideau se baisse sur une tragédie complète où ceux qui restent debout sont des coquilles vides, brisées par le poids d’un Destin qu’ils n’ont pas voulu voir.
L’Antigone d’Anouilh repose bien entendu sur le même principe. Nous le savons d’avance, Antigone est condamnée, Hémon aussi, et Créon ne parviendra à sauver personne. Le Prologue est d’ailleurs très clair là-dessus. Et pourtant, la tragédie ici s’habille d’un ton plus doux, plus léger, plus badin presque et dévoile toute son horreur à travers ce contraste. Les personnages nous sont présentés avec une légèreté qui confine à la plaisanterie, nous saisissant par une légèreté de ton qui paraît hors de propos et devient donc une arme dramaturgique redoutable.
J’ai un faible pour le personnage d’Antigone dans cette version. Elle m’arrache littéralement le cœur. L’échange avec la nourrice fait cristalliser une femme enfant, fragile, faible pour ainsi dire encore et pourtant sa détermination l’a déjà conduite à mener son projet interdit. La douceur du lien avec la nourrice émeut, les adieux à Hémon font vibrer de douleur contenue une scène jusque là plus aride de sentiments. Et ces passages s’opposent à la confrontation avec Ismène ou avec Créon. Face à sa sœur Antigone est fière, droite, assurée, face à Créon, elle devient narquoise, éclatante d’une colère qui la dépasse. Elle provoque son oncle, elle se moque de ses atermoiements, elle raille son humanité et sa résignation. Nous avons en effet ici un Créon bien plus nuancé. Il essaie contre vents et marées de sauver sa nièce, il essaie de la convaincre, et la métaphore du bateau pour évoquer la politique devient le récit d’un naufrage : naufrage politique et naufrage d’un sauvetage, car Antigone ne peut pas devenir autre, elle doit incarner celle qui refuse, celle qui dit non aux compromis et aux compromissions, inflexible comme la Justice, elle se dresse et accomplit son destin. Et la pièce, dans le contexte d’écriture, sous l’Occupation, se charge d’un double sens. Cette réplique notamment :
« Créon : C’est facile de dire non!
Antigone : Pas toujours. »
Et, nous le savons tous, il est effectivement difficile de dire « non », parfois. Ces trois petites lettres, en apparence anodines, peuvent rester coincées au fond de notre gorge parce que nous avons peur, parce que nous n’osons pas, parce que c’est se mettre en danger que de dire « non », c’est sortir du lot et s’assumer, soi et ses croyances, soi et ses convictions.
Ce que j’aime particulièrement dans ces pièces, c’est l’humain sous le tragique, c’est ce texte beau et terrible qui nous parle à tout âge, se revivifiant sans cesse au contact de notre vécu et de notre époque, c’est le paradoxe de la modernité d’un texte antique, de la modernité d’une réécriture qui, en déplaçant de quelques degrés certains aspects d’origine, déploie un éventail de sentiments sans commune mesure, et vient parler à notre cœur.