Le Joueur d’échecs, Stefan Zweig.

  Joueurdechecs   J’avais lu Le Joueur d’échecs il y a bien longtemps, dans mon adolescence. Et, comme je prépare un projet avec ma collègue d’Allemand, j’ai décidé de le relire.

       La nouvelle se déroule sur un paquebot. Tandis que l’Europe de 1941 bascule vers l’horreur, plusieurs hommes se croisent et, grâce à l’intervention d’un mystérieux joueur, une innocente partie d’échecs pourrait bien se révéler plus dense en révélations humaines que bien des conversations.

      La construction de la nouvelle est toute singulière. D’une part, l’oeuvre prend la forme d’une autobiographie qui est ici fictive. La narration se fait donc à la première personne et, contre toute attente, nous n’apprendrons rien sur le narrateur, hormis ce qu’il vit durant une partie de sa traversée à bord du paquebot. Voilà de quoi dérouter nos habitudes!  D’autre part, les récits enchâssés donnent une vraie profondeur à l’oeuvre : en effet, le plus important dans cette nouvelle sera finalement la place laissée à Czentovic puis au mystérieux joueur, qui nous contera d’ailleurs une partie de sa vie. Cette série de récits à tiroirs permet de dynamiser l’ensemble et de faire apparaître une tension. Autant la nouvelle débute lentement, autant l’irruption de l’inconnu accélère le rythme et noue un peu plus finement l’intrigue. Dès lors, l’attention du lecteur se déplace : il veut percer à jour les secrets de cet homme… et nous en oublions bien vite Czentovic. Des effets de miroir et d’oppositions au sein des différents récits nous interpellent aussi : liberté / enfermement ; jeu anodin / jeu pour survivre ; narrateur dont on ne sait rien / inconnu qui confie sa vie… Le tissage romanesque est ici très intéressant et déjoue nos attentes tout en nous mettant l’eau à la bouche.

       Comme toujours chez Zweig, j’ai apprécié la plume. Il y a là une vraie finesse pour exprimer les sentiments et pour faire le portrait des personnes. A ce titre, le portrait de Czentovic – dans son enfance – puis son évolution jusqu’à l’adulte imbu de lui-même qu’il devient- est d’une saveur sans borne. Description sans concession, acerbe, jouant sur les antithèses et les effets de surprise : le lecteur parvient à s’imaginer sans peine l’enfant et l’adulte… et il se prend aussi à le détester et à lui souhaiter quelques déconvenues! Dans un texte aussi court, le temps pris à détailler ces éléments n’en prend que plus d’importance. J’ai également apprécié la finesse avec laquelle est présenté l’inconnu, Monsieur B.. L’utilisation d’une simple initiale tout d’abord, qui accentue le mystère. Les tics qui le parcourent ensuite qui ne trouvent leur pleine explication qu’une fois son histoire achevée. Il y a là un art de suggérer, de laisser planer l’indécision et le doute pour entretenir l’envie de lire.

     Mon bémol viendrait d’un détail de la traduction de mon édition : le mot allemand « Gymnasium » est traduit par « gymnase », avec une jolie note en bas de page indiquant que c’est en Allemagne l’équivalent du lycée. Oui, je suis d’accord avec la note, mais justement : pourquoi traduire par « gymnase »? Cela n’a, à mon sens, aucun intérêt, puisqu’un gymnase en français n’est pas un établissement scolaire. Autant le traduire par « lycée » qui est de fait l’équivalent en français, ou du moins, le terme se rapprochant le plus de ce qu’est le Gymnasium allemand. Quand j’étais élève, cela fait partie des mots que l’on nous a présenté très vite comme un faux-ami. J’ai été donc vraiment déçue et agacée de lire une telle traduction. Maintenant, je vous l’accorde, cela reste un point de détail.

      Du reste, j’aime comment l’auteur nous montre l’Homme aux confins de la folie, la manière dont il met en scène la descente aux Enfers, la réalité qui se fissure, l’esprit qui perd pied dans un ultime élan de résistance. Sans effusion de sang et de violence, l’auteur met en scène l’horreur de la police politique qu’était la Gestapo, la torture, la manipulation, l’enfer de l’isolement.  J’aime également l’art de la chute : la fin est ouverte. Nous ignorons ce qu’il advient de monsieur B., qui part dans l’indifférence la plus totale, accompagné par la sotte et vaniteuse satisfaction de Czentovic. Seuls le narrateur et le lecteur prennent la pleine mesure du drame qui a eu lieu par le passé et de l’incident survenu à bord, ce qui confère une intensité encore plus forte aux événements. Drame sans cris, sans larmes, sans retentissement… sauf dans nos cœurs.

      Ainsi, Le Joueur d’échecs est et restera pour moi une très belle lecture : sa densité, son intensité, la plume de l’auteur et la force dramatique me saisissent à chaque fois.  La brièveté du texte est ici une arme tranchante qui a fait mouche, une fois de plus. 

3 réponses sur « Le Joueur d’échecs, Stefan Zweig. »

  1. Ce n’est pas sa nouvelle que je préfère, ce n’est guère crédible cette ascension mais c’est du Zweig on s’y laisse prendre ! Merci pour cette belle analyse. Je vais publier très bientôt une critique sur « Vingt-quatre heures de la vie d’une femme ».

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