
A priori, Ildefonso Falcones est un auteur connu, notamment pour son roman La Cathédrale de la mer, adapté en série… j’avoue mon inculture : je l’ai découvert avec ce roman, Esclave de la liberté. Le titre m’a immédiatement interpelée, il contient une sorte de contradiction interne qui m’a piquée au vif.
Esclave de la liberté est un roman construit sur une double temporalité. D’une part, l’intrigue se déroule à Cuba, en 1856. Un bateau contenant femmes et enfants accoste, Kaweka en fait partie. Toutes et tous deviendront esclave. Elle rejoint la plantation du marquis de Santadoma, mais bien vite, tous se rendent compte que cette jeune fille est l’élue de la déesse Yemaya… D’autre part, nous suivons le quotidien de Lita, une jeune métisse, à Madrid. Sa mère est depuis toujours au service des Santadoma… mais bientôt, elle met au jour un secret de famille qui bouleverse tout. S’engage alors un combat contre les injustices du passé.
Le parcours de Kaweka, tout d’abord est saisissant. Il est fait de violence brute, de perte, de deuil, de lutte aussi. C’est une adolescente qui grandit trop vite, opprimée, utilisée, brisée mais qui face à l’adversité ne peut que s’endurcir, résister et lutter. Le terme de résilience ne s’applique pas à elle. Son destin est fait de souffrances innommables – que d’autres esclaves ont partagées – de renonciation à soi et à son intérêt personnel. Il est tissé de magie aussi et de surnaturel puisqu’elle est l’élue de la déesse Yemaya, qui la guide et lui intime des choix – parfois déchirants. Il y a donc deux versants dans sa vie : sa situation d’esclave avec toute l’horreur qu’elle comporte (viols, brutalité, châtiments corporels), et la dimension mystique qui rejoint sa lutte pour la liberté (exhortations aux autres, menus sabotages, fuite, combats). Sa détermination est inébranlable, son courage indiscutable, ses souffrances palpables tout au long du livre. Elle est celle qui renonce à tout pour la liberté commune, elle est celle qui sacrifie. En même temps, elle est aussi d’une rigidité qui confine parfois à l’absurde et lui cause mille et uns tracas. C’est un personnage entier qui émeut : le tragique de sa vie nous saisit aux tripes.
Lita, quant à elle, est une jeune femme en pleine rébellion. Elle est partagée entre le respect immense qu’elle a pour sa mère, une mère courageuse, résiliente, discrète, une femme qui a courbé le dos toute sa vie pour tenter d’offrir à son enfant une vie meilleure, sans mécontenter les puissants ; et l’envie de faire voler en éclats les restes d’un carcan ancien, l’envie de voir reconnus les crimes du passé, de voir se briser les chaînes héritées, l’envie de voir révélé au grand jour les bassesses, les trahisons et les ignominies. Elle incarne – comme Kaweka- une certaine rigueur, une lutte acharnée contre le puissant aux allures de despote sous le vernis d’un paternalisme presque insultant. Elle incarne aussi l’éternelle insatisfaite, qui au coeur de sa lutte égratigne aussi des gens aimés – pour finalement renouer avec ses propres racines et devenir la femme qu’elle devait être.
Nous avons ici deux parcours initiatiques, deux parcours de femmes, différents mais similaires. C’est le récit de deux femmes qui embrassent leur destin, sans concession, et qui pulvérisent les normes sociales, deux femmes qui s’engagent pour des idéaux qui transcendent les siècles. Elles font éclater le carcan de la société, elles sont frondeuses pour réparer les injustices, elles luttent corps et âme pour défendre ce en quoi elles croient.
Nous avons ici une belle épopée féminine… mais qui dit épopée dit monstres et violences. En effet, le roman n’en est pas exempt : violence contre les esclaves, sévices corporels, scènes de viol, sexualité brutale, violence morale, mépris de classe, racisme affiché par certains personnages à travers les époques. La violence est protéiforme ici, omniprésente, dérangeante, révoltante aussi. C’est pourquoi il faut avoir le coeur bien accroché. Certaines scènes confinent à la nausée, mais les réalités évoquées expliquent aussi en partie cet état de fait. En dehors de la violence, certaines scènes m’ont moins emballée : des scènes de séduction, des scènes d’intimité qui étaient trop romancées, que je trouvais excessives, certains passages mystiques peuvent déranger le lecteur, éventuellement aussi ; sur ce point, la sensibilité de chacun parlera.
Le lecteur est emporté par le rythme du récit : à la fois mesuré pour laisser les années se déployer et offrir des parcours de vie, et vif car mille et uns rebondissements jalonnent ces vies.
Ainsi, j’ai beaucoup aimé Esclave de la liberté. J’ai été emportée par le combat de ces deux femmes, par leur courage, leur détermination, j’ai été stupéfaite de leur capacité à aliéner leur bonheur à la défense des leurs. La violence est certes présente, mais la réalité des événements évoqués était d’une violence innommable aussi.